From my father
1920 – SPIRE, Divine surprise
Pour mes sept ans, le seize février mil neuf cent vingt, il y eut un très bon déjeuner terminé par un superbe gâteau de bougies. Je reçus aussi des jouets, autant que je m'en souvienne, un meccano et des livres. Au début de l'après-midi, vinrent se joindre à ma sœur Marie-Thérèse et à mon frère Etienne, de jeunes amis français, deux garçons et deux filles de ma classe. Nous parlions trop mal l'allemand pour inviter nos voisins du dessus qui se seraient ennuyés à partager nos jeux. Au moment du goûter, Maman s'esquiva, en prétextant je ne sais quelle obligation. Je remarquais qu'elle emportait son violon. Nous habitions à Spire-sur-le-Rhin un vaste et confortable appartement en face de la Zeppelin Schülle, énorme bâtisse qui abritait une école primaire où entraient chaque matin de la semaine des centaines d'enfants. Le dimanche matin, la musique du 2ème Régiment de Chasseurs Malgaches, qui comptait au moins quatre-vingt exécutants, venait se ranger sur le vaste trottoir de l'école. Mon Père qui le commandait, et qui était déjà en tenue, ouvrait grandes les portes-fenêtres du salon, sortait avec l'Adjudant-chef, son secrétaire, qui portait le drapeau. Deux lieutenants les encadraient. Il faisait souvent froid, aussi, vêtu d'une robe de chambre et coiffé d'un bonnet de laine, j'avais le droit d'assister à la cérémonie dans un petit coin du balcon. Après la sonnerie du salut "Au drapeau" et la Marseillaise, avait lieu un concert des meilleures marches militaires. Cela durait environ une demi-heure. Un grand nombre d'allemands du quartier, mélomanes ou pas, venaient se masser sur le trottoir au pied de notre immeuble et à la fin de cette cérémonie, après les rites de la rentrée du drapeau au bureau de mon Père, applaudissaient généreusement la musique qui regagnait sa caserne en jouant la marche du régiment. C'était le temps de "l'Occupation,". SPIRE, cité importante du Palatinat, sinon la capitale, je ne m'en souviens plus, était une très belle ville aux vastes avenues et dotée d'une cathédrale assez sombre et austère dans ses lignes, qui me paraissait immense. Elle était brillamment éclairée pour l'office du dimanche où nous nous rendions régulièrement à la grand'messe. Père et mère parlaient couramment l'allemand, ce qui leur permettait d'être en très bons termes avec nos voisins du dessus, Monsieur et Madame Müller. Lui, était un personnage important: Directeur général des Postes du Palatinat et il était aussi francophile que mes parents étaient germanophiles. Ainsi, s'étaient établies des relations de bon voisinage, ce qui n'était pas le cas général. Un Etatmajor arrogant, des Allemands raidis dans l'humiliation de la défaite, n'entretenaient pas un climat favorable. J'étais jeune encore, mais né en quelque sorte dans la Guerre, l'Histoire m'avait captivée déjà et je ressentais particulièrement cette atmosphère composite. En classe, on décelait facilement les deux clans, selon que les parents quand ils parlaient des allemands prononçaient le nom de "boches" et les autres, à qui les parents interdisaient l'emploi de cette expression excessivement injurieuse à l'égard de ceux dont nous occupions la Ville. Les bonnes relations que nous avions avec les Müller avaient permis que se constitue, soit chez nous soit à l'étage au-dessus, un groupe de musiciens amateurs.
Monsieur Müller au piano, ma Mère au violon, puis un deuxième violon, un troisième, un violoncelliste, et je vécus les beaux moments d'un orchestre de chambre qui occupait bien des dimanches après-midi, améliorant sans cesse son répertoire des meilleurs musiciens. Au déjeuner de cet anniversaire, Maman m'avait dit: "ce soir, tu auras une surprise". Qui dit surprise, dit essayer de deviner laquelle ? Pas de réponse évidente, malgré mon imagination. Après un très bon goûter, encore quelques jeux et mes camarades rentrèrent chez eux, accompagnés par leurs parents venus les chercher. En février la nuit tombe vite. Par un heureux hasard, l'hiver qui était si rigoureux s'était un peu radouci et il ne gelait pas. En fin d'après-midi, mon Père me dit de m'habiller et lui-même avait quitté son uniforme pour revêtir un costume de ville assez élégant. Je mis mon costume marin, c'était le genre à l'époque pour les garçons de mon âge. Je vis par la fenêtre qu'un attelage nous attendait dans la rue. Ma sœur et mon jeune frère ne faisaient pas partie de la sortie, d'ailleurs inhabituelle. Aussitôt prêts, nous montâmes en voiture et arrivâmes rapidement à la cathédrale. Je commençais à soupçonner la surprise dont ma mère avait parlé. Entrés par une porte de côté, je constatais que l'église était pleine, mais surtout que les chaises tournaient le dos à l'autel. Un bedeau attendait mon Père et nous conduisit à des chaises marquées à nos noms. Par l'allée centrale, on voyait tout ce monde qui nous suivait des yeux jusqu'à ce que nous soyons assis à côté de notre ami Müller, du Bourgmestre et du Cardinalarchevêque, reconnaissable à son habit. Ils se levèrent pour saluer mon Père. J'étais assis entre lui et Madame Müller. Un instant plus tard, les lustres s'éteignirent et toute la lumière se concentra sur la tribune. A sept heures exactement, l'organiste titulaire ouvrit le concert par la pièce la plus illustre du répertoire, que je sus plus tard, en l'entendant maintes et maintes fois, la toccata de Bach. Ma mémoire a toujours été très bonne, mais je ne me souviens plus des trois ou quatre œuvres que l'Orchestre Philharmonique du Palatinat exécuta ensuite, dont deux avec chœur. L'acoustique était excellente dans ce vaisseau qu'était l'énorme cathédrale. Les édifices religieux ont été créés en quelque sorte pour cela et grâce au fait que toutes les places étaient occupées, le son n'en était que meilleur. Grâce à des gradins spéciaux, on voyait et l'orchestre et les chœurs. Ceux-ci mirent en valeur la richesse sonore de la langue allemande plus musicale que la française et même que l'italienne dans ce domaine particulier. La grande tension de l'auditoire cessa avec l'entracte. Les lustres furent rallumés et les langues se délièrent créant un brouhaha où on ne s'entendait même plus respirer. Mon Père me demanda si j'avais aimé cette première partie. Je n'eus pas besoin de lui répondre, il lut dans mes yeux que j'étais captivé. Il me dit: "maintenant tu vas vraiment aimer!". Les lustres peu à peu s'éteignirent, le silence se fit à nouveau et les projecteurs éclairèrent la tribune. Au milieu, je vis qu'une sorte de petite estrade avait été dressée à gauche du chef d'orchestre. Celui-ci finissait d'accorder ses divers instruments quand je vis Maman monter les quelques marches de l'estrade. Elle paraissait toute petite à la distance où j'étais, mais je vis qu'elle portait un chemisier blanc et une ample jupe noire, elle tenait son violon et son archet. Un projecteur la suivait
Une fois assise, sans pupitre pour la cacher, le chef leva sa baguette et les quatre coups discrets d'un timbalier retentirent ouvrant l'introduction d'une œuvre qui allait se graver dans ma tête pour toujours. Lors de mes pérégrinations et pendant des décades, je n'en entendis que quelques bribes sans jamais pouvoir mettre un nom sur cette œuvre. En un peu plus d'une heure et selon trois mouvements, marqués par un bref intervalle, je sus que Dieu existait qui avait inspiré l'auteur et guidé la main qui avait transcrit cette œuvre prodigieuse. D'une exécution épouvantablement difficile, je reconnaissais les passages que ma Mère avait répétés inlassablement jusqu'à la perfection; J'ai toujours pensé qu'elle jouait comme un homme par la vigueur des attaques de son archet. Avec l'orchestre qui sentait toute la valeur de ces instants bénis, ma sensibilité était à vif et je ne sentais même pas les larmes qui coulaient lentement sur mes joues et que j'essuyais d'un mouvement furtif. Madame Mûller me prit la main et me la serra bien fort comme pour me faire comprendre qu'elle partageait mon émotion. Mon Père m'avait oublié et je sentais que mes voisins étalent également transportés. Je n'ai pas quitté ma Mère des yeux et remarquais, bien qu'étant loin, qu'elle fermait les yeux pendant les temps où elle ne jouait pas, sans doute pour s'imprégner de l'émotion d'une foule silencieuse. Elle les rouvrait une seconde avant de recevoir du chef le signe de reprendre son archet. Sur le dernier accord et le silence soudain des musiciens, la foule se dressa en entier et je sus qu'on avait le droit d'applaudir dans une église. Ce fut le tonnerre pendant un temps qui me parut fort long. Je crus que cela ne finirait jamais. J'étais trop petit pour apercevoir la tribune. Enfin, tout le monde se rassit. Le chef fit signe à ses musiciens de se rasseoir également et ma Mère reprit son archet. Le silence absolu se fit à nouveau et l'ensemble reprit le thème si merveilleux où l'orchestre dialogue en quelque sorte avec le violon en trois brillantes variations. Un grand moment de bonheur, puis à nouveau le tonnerre des applaudissements. Monsieur Mûller, les autorités se pressèrent autour de mon Père et lui dirent le plaisir qu'ils avaient éprouvé de cette merveilleuse exécution. Peu après, ma Mère, galamment accompagnée par le Chef d'orchestre à qui elle donnait le bras, vint nous rejoindre. Elle était rose de l'émotion d'avoir réussi à captiver l'attention de cette foule de mélomanes et fière (elle me le dit plus tard) qu'une artiste française ait pu remplir une cathédrale sans autre annonce que l'amitié profonde que lui vouait Monsieur Mûller et les quelques amateurs avec lesquels elle jouait le dimanche. Je me jetais dans ses bras en pleurant. ********** Au magasin Prisunic proche de mon appartement, tout un lot de disques "compact" était à vendre pour dix francs l'un. Rien que des œuvres maîtresses : Mozart, Haydn, Chopin, Beethoven entre autres. Un concerto pour violon ? Le concerto pour violon et orchestre en ré majeur, op 61 C'était lui. Divine surprise !!! Soixante-dix ans plus tard INemours, Juillet 1993